1.

 

« Prononcez le mot secret et gagnez cent dollars. George, qui sont nos premiers concurrents ? George ? Tu es là, George ? »

Groucho MARX, You Bet Your Life.

 

Une vieille Ford bleue se présenta ce matin-là au guichet du parking, l’air d’un petit chien fatigué après une longue course. Un des gardiens, un jeune homme sans expression portant uniforme kaki et ceinturon, demanda à voir la carte d’identité en plastique bleu. Le garçon assis à l’arrière la donna à sa mère, qui la remit au gardien. Celui-ci l’emporta vers un terminal d’ordinateur qui avait l’air bizarre et déplacé dans ce cadre rural. Le terminal avala la carte et écrivit sur son écran :

 

GARRATY RAYMOND DAVIS

RTE 1 POWNAL MAINE

CANTON D’ANDROSGOGGIN

N° d’immat. 49-801-89

O.K. – O.K. – O.K.

 

Le gardien appuya sur un bouton et tout disparut, laissant l’écran lisse, vert et vide. Il leur fit signe d’avancer.

— Ils ne rendent pas la carte ? demanda Mrs. Garraty. Ils ne…

— Non, maman, répondit patiemment Garraty.

— Eh bien, je n’aime pas ça, remarqua-t-elle en allant se garer dans un espace libre.

Elle répétait cela depuis qu’ils étaient partis dans la nuit, à 2 heures du matin. Ou plutôt, elle le gémissait.

— Ne te fais pas de souci, dit-il sans même y prêter attention.

Il était occupé à tout observer et absorbé par ses propres sentiments, d’attente et de peur. Il descendit avant même que la voiture eût poussé son dernier soupir. C’était un grand garçon, bien charpenté, portant un blouson militaire fané contre la fraîcheur de ce petit matin de printemps.

Sa mère aussi était grande, mais trop maigre. Ses seins étaient presque inexistants, deux petits renflements. Ses yeux papillotaient, incertains, vaguement inquiets. Elle avait une figure de malade. Ses cheveux gris fer s’étaient emmêlés sous la complexité des pinces qui auraient dû les maintenir en place. Sa robe lui allait mal, pendait un peu, comme si elle avait récemment beaucoup maigri.

— Ray, chuchota-t-elle de cette voix de conspirateur qu’il commençait à redouter. Ray, écoute…

Il baissa la tête et fit mine de rentrer sa chemise dans son pantalon. Un des gardiens avalait des rations C, à même la boîte, en lisant des bandes dessinées. Garraty le regarda manger et lire et pour la dix millième fois, pensa : Tout ça, c’est vrai. Maintenant, enfin, la pensée se concrétisait.

— Tu peux encore changer d’avis…

La peur et l’impatience montèrent d’un cran.

— Non, répondit-il. La date limite pour se raviser, c’était hier.

Toujours de la voix de conspirateur qu’il détestait, elle insista :

— Ils comprendraient. J’en suis sûre. Le commandant…

— Le commandant me…, commença à répliquer Garraty et il vit l’expression douloureuse de sa mère. Tu sais ce que ferait le commandant, maman.

Une autre voiture avait terminé le rituel du portail et s’était garée. Un garçon brun en sortit. Ses parents le suivirent et pendant un moment ils restèrent groupés, comme des joueurs de base-ball inquiets conférant avant le match. Comme la plupart des autres garçons, celui-ci portait un léger havresac. Garraty se demanda s’il n’aurait pas dû lui aussi en prévoir un.

— Tu ne changeras pas d’avis ?

C’était le remords, le remords sous l’apparence de l’anxiété. Ray Garraty n’avait que seize ans mais il savait ce qu’était le remords. Elle regrettait en ce moment d’avoir été trop négligente, trop fatiguée, ou peut-être trop préoccupée par d’autres chagrins pour mettre fin dès le début à la folie de son fils pour l’arrêter avant que la lourde machinerie de l’État avec ses gardiens en kaki et ses ordinateurs, prenne la relève, pour l’enfermer de plus en plus chaque jour dans son insensible réalité, jusqu’à la veille où le couvercle était retombé avec un claquement définitif.

Il lui posa une main sur l’épaule.

— C’est moi qui l’ai voulu, maman. Je sais que ce n’est pas toi. Je… (Il se retourna. Personne ne faisait attention à eux.) Je t’aime, mais cela vaut mieux, d’un côté comme de l’autre.

— Mais non, protesta-t-elle, au bord des larmes. Non, pas du tout, Ray, si ton père était là il ne te laisserait pas…

— Oui, mais il n’est pas là.

Il avait été brutal, dans l’espoir de prévenir les larmes… Et s’ils devaient l’entraîner de force ? Il avait entendu dire que cela arrivait parfois. Cette pensée le glaça. D’une voix plus douce, il ajouta :

— Laisse tomber, maman. D’accord ?…

— D’accord, répondit-il pour elle en se forçant à sourire.

Elle avait encore le menton qui tremblait mais elle hocha la tête. Pas d’accord, mais trop tard. On n’y pouvait plus rien.

Un vent léger soupirait dans les sapins. Le ciel était d’un bleu pur. La route s’allongeait devant eux et une simple borne de pierre marquait la frontière entre l’Amérique et le Canada. Tout à coup, l’impatience de Ray Garraty fut plus forte que sa peur et il eut hâte de partir, de tout mettre en branle.

— J’ai préparé ça pour toi. Tu peux les emporter, ce n’est pas trop lourd, dis ?

Elle lui tendait un paquet de biscuits enveloppés dans du papier d’argent. Il les prit puis il enlaça gauchement sa mère, pour essayer de lui donner ce dont elle avait besoin. Il l’embrassa sur la joue. Sa peau était comme de la vieille soie. Pendant un instant, il fut bien près de pleurer lui-même. Puis il pensa à la figure moustachue et souriante du commandant et il recula, en fourrant les biscuits dans une poche de son blouson.

— Au revoir, maman.

— Au revoir, Ray. Conduis-toi bien.

Elle s’attarda un moment et elle lui parut si légère que les petites bouffées de vent matinal pourraient l’emporter… comme des aigrettes de pissenlit. Puis elle remonta dans la voiture et mit le moteur en marche. Garraty resta où il était. Elle agita la main. Ses larmes ruisselaient, maintenant. Il les voyait. Il lui fit aussi un signe de la main puis, tandis qu’elle s’éloignait, resta là, les bras ballants, conscient d’avoir l’air sage, courageux et solitaire. Mais quand la voiture fut ressortie par le portail, cette solitude l’accabla et il redevint un jeune garçon de seize ans, seul dans un endroit inconnu.

Il se retourna vers la route. Un autre garçon, un brun, regardait partir ses parents. Il avait une vilaine cicatrice sur une joue. Garraty s’approcha de lui et lui dit bonjour. Le gosse brun lui jeta un coup d’œil.

— Salut.

— Je m’appelle Ray Garraty, dit-il en se faisant l’effet d’un con.

— Peter McVries.

— Tu es fin prêt ?

— Bof. Je me sens nerveux. C’est ça le pire.

Garraty opina.

Tous deux marchèrent vers la route et la borne.

Derrière eux, d’autres voitures sortaient du parking.

Brusquement, une femme se mit à crier. Inconsciemment, Garraty et McVries se rapprochèrent. Ni l’un ni l’autre ne se retourna. Devant eux, c’était la route, large et noire.

— Le revêtement va être brûlant à midi, dit soudain McVries. Je resterai sur le bas-côté.

Garraty approuva. McVries le regarda d’un air songeur.

— Combien tu pèses ?

— Soixante-dix kilos.

— Moi, soixante-treize. On dit que les types les plus lourds se fatiguent plus vite mais je crois que je suis en assez bonne forme.

Garraty trouvait que Peter McVries avait l’air encore mieux que ça, dans une forme impressionnante. Il se demanda qui était-ce on, qui prétendait que les plus lourds se fatiguaient plus vite ; il faillit le lui demander mais se ravisa. Tout ce qui concernait la Marche tenait un peu de la légende.

McVries s’assit à l’ombre, près de deux autres garçons. Au bout d’un moment, Garraty vint le rejoindre mais McVries semblait se désintéresser de lui. Il consulta sa montre. Il était 8 h 05. Encore cinquante-cinq minutes. L’impatience et l’appréhension revinrent et il s’efforça de les chasser, en se disant qu’il devait profiter de pouvoir rester assis.

Les garçons l’étaient tous. Assis par groupes, ou seuls ; l’un d’eux avait grimpé sur la branche basse d’un sapin surplombant la route et mangeait un sandwich à la confiture. Il était maigre et blond, en pantalon violet et chemise bleue sous un vieux chandail vert à fermeture Éclair, troué aux coudes. Garraty se demanda si les maigres tiendraient le coup ou abandonneraient vite.

Les garçons à côté desquels McVries et lui s’étaient assis étaient en pleine conversation.

— D’abord, je ne me dépêcherai pas, déclara l’un d’eux. Pour quoi faire ? Je m’échaufferai. Il faut s’adapter, c’est tout. L’adaptation, c’est le mot clef, ici. Rappelez-vous où vous avez entendu ça pour la première fois.

Il regarda autour de lui et découvrit Garraty et McVries.

— Encore des agneaux pour l’abattoir. Je m’appelle Hank Olson. La marche, c’est mon truc, dit-il sans l’ombre d’un sourire.

Garraty se présenta. McVries donna son nom presque distraitement, sans cesser de regarder la route.

— Moi, c’est Art Baker, dit l’autre avec un très léger accent du Sud.

Tous quatre se serrèrent la main. Un bref silence tomba, rompu finalement par McVries.

— Ça flanque un peu la trouille, hein ?

Ils hochèrent la tête, sauf Hank Olson qui haussa les épaules en riant. Garraty regarda le garçon dans l’arbre finir son sandwich, rouler en boule le papier gras et le jeter sur le bas-côté. Il tombera vite, pensa-t-il, ce qui le rassura un peu.

— Vous voyez cette tache-là, juste à côté de la borne ? demanda soudain Olson.

Ils regardèrent tous. La brise faisait danser des ombres sur la chaussée. Garraty n’était pas sûr d’apercevoir quelque chose.

— Ça date de l’avant-dernière Longue Marche, expliqua Olson avec une sombre satisfaction. Un gosse a eu une telle frousse qu’il est resté pétrifié, à 9 heures.

Ils envisagèrent cette horreur en silence.

— Pouvait pas bouger du tout. Il a reçu ses trois avertissements et puis, à 9 h 02, ils lui ont refilé son ticket. Là, exactement, à la borne de départ.

Garraty se demanda s’il allait aussi rester pétrifié.

Il ne le pensait pas mais on ne pouvait être sûr de ce genre de chose que le moment venu, et c’était une pensée terrifiante. Il se demanda pourquoi Hank Olson avait raconté ça. Tout à coup, Art Baker se redressa.

— Les voilà !

Une jeep beige s’arrêta à la hauteur de la borne. Elle était suivie d’un drôle de véhicule à chenilles qui roulait beaucoup plus lentement, un half-track muni d’antennes radar paraboliques pas plus grosses que des jouets à l’avant et à l’arrière. Deux soldats étaient vautrés dessus. Garraty eut froid dans le ventre en les voyant. Ils étaient armés de fusils de guerre, du type carabines de gros calibre.

Quelques garçons se levèrent mais Garraty resta assis, Olson et Baker aussi, McVries ne leur jeta qu’un coup d’œil et se replongea dans ses pensées. Le gosse dans l’arbre balançait tranquillement les pieds.

Le commandant descendit de la jeep. Il était grand, se tenait très droit bronzé par le désert, un hâle superbe qui allait bien avec sa simple tenue kaki. Il avait un pistolet à son ceinturon et portait des lunettes de soleil miroirs. Le bruit courait que les yeux du commandant étaient extrêmement sensibles à la lumière et que jamais on ne le voyait en public sans ses lunettes de soleil.

— Asseyez-vous, les petits, dit-il. N’oubliez jamais la Suggestion 13.

La Suggestion 13, c’était : « Conservez précieusement votre énergie. »

Ceux qui s’étaient levés se rassirent. Garraty regarda encore sa montre. Elle marquait 8 h 16 et il remarqua qu’elle avançait d’une minute : le commandant arrivait toujours à l’heure précise. Il songea un instant à la remettre à l’heure mais oublia immédiatement.

— Je ne vais pas faire de discours, déclara le commandant en tournant vers eux les miroirs qui lui cachaient les yeux. Je félicite parmi vous le gagnant, et je m’incline devant la vaillance des autres.

Il se tourna vers l’arrière de la jeep. Il y eut un silence pesant. Garraty inspira une bonne bouffée d’air printanier. Il allait faire chaud. Bonne journée pour marcher.

Le commandant revint vers eux, un bloc à la main.

— Quand j’appellerai votre nom, vous vous avancerez et prendrez votre numéro. Ensuite, vous retournerez à votre place jusqu’à ce que nous commencions. Pressons, s’il vous plaît.

— T’es dans l’armée, à présent, chuchota Olson en riant, mais Garraty ne répondit pas.

On ne pouvait s’empêcher d’admirer le commandant. Le père de Garraty, avant que les Escouades l’emmènent, avait coutume d’en parler comme du monstre le plus rare et le plus dangereux qu’une nation eût produit, un sociopathe entretenu par la société. Mais il n’avait jamais vu le commandant en personne.

— Aaronson.

Un petit paysan trapu à la nuque rouge s’avança en traînant les pieds, visiblement impressionné, et prit son grand 1 en plastique. Il le fixa à sa chemise par la bande adhésive et le commandant lui donna une claque dans le dos.

— Abraham !

Un grand garçon blond-roux, en jean et tee-shirt. Son blouson était attaché par les manches autour de sa taille, à la manière des écoliers, et lui battait les genoux. Olson ricana.

— Baker, Arthur.

— C’est moi, dit Baker en se levant.

Sa démarche nonchalante paraissait trompeuse et inquiéta Garraty. Baker allait être dur. Baker allait tenir longtemps.

Baker revint, le chiffre 3 collé sur le devant droit de sa chemise.

— Il t’a dit quelque chose ? demanda Garraty.

— Il m’a demandé s’il commençait à faire chaud par chez nous dans le Sud, répondit timidement Baker. Ouais… le commandant m’a parlé.

— Pas si chaud qu’il va commencer à faire par ici, pouffa Olson.

— Baker, James, appela le commandant.

Cela dura jusqu’à 8 h 40. Il n’y avait aucun absent.

Personne ne s’était défilé. Derrière eux, dans le parking, des voitures démarraient et partaient, des garçons de la liste de réserve qui allaient maintenant rentrer chez eux et regarder la Longue Marche à la télévision. Ça y est, pensa Garraty, ça y est vraiment.

Quand son tour vint, le commandant lui donna le numéro 47 et lui souhaita bonne chance. De près, il avait une odeur très masculine et presque subjuguante. Garraty domina une envie quasi irrésistible de lui toucher la jambe, pour voir s’il était bien réel. Peter McVries avait le numéro 61, Hank Olson le 70. Il resta auprès du commandant plus longtemps que les autres. Le commandant rit de quelque chose que lui dit Olson et lui claqua l’épaule.

— J’y ai dit de garder un tas d’argent sous la main, raconta Olson en revenant. Et il m’a dit de les faire tous baver. Il a dit que ça lui plaisait, quelqu’un qui était plein d’enthousiasme pour la marche. Fais-les baver, mon garçon, qu’il m’a dit.

— Pas mal, dit McVries, et il cligna de l’œil vers Garraty.

Garraty se demanda ce que McVries voulait dire, avec ce clin d’œil. Est-ce qu’il se moquait d’Olson ?

Le garçon maigre dans l’arbre s’appelait Stebbins. Il prit son numéro tête baissée, sans adresser un seul mot au commandant, et revint s’asseoir au pied de son sapin. Malgré lui, Garraty était fasciné par ce garçon.

Le numéro 100 était un rouquin au teint volcanique qui s’appelait Zuck. Il alla prendre son numéro et puis tout le monde s’assit pour attendre la suite des événements.

Les trois soldats du half-track distribuèrent de larges ceintures dont les poches pressionnées étaient bourrées de tubes de concentrés hautement énergétiques. D’autres soldats arrivèrent avec des bidons. Les garçons bouclèrent les ceintures et y accrochèrent les bidons. Olson portait la sienne bas sur les hanches, comme dans les westerns ; il trouva dans une poche un gros bâton de chocolat fourré Waida et y mordit.

— Pas mauvais, annonça-t-il avec un large sourire.

Il fit passer le chocolat avec de l’eau de son bidon et Garraty se demanda s’il fanfaronnait ou s’il savait quelque chose que lui-même ignorait.

Le commandant les examina gravement. La montre de Garraty marquait 8 h 56… Comment pouvait-il être aussi tard ? Son estomac se crispa péniblement.

— C’est bon, les gars, alignez-vous par dix, s’il vous plaît. Pas d’ordre particulier. Restez avec vos copains, si vous voulez.

Garraty se leva. Il se sentait engourdi, irréel. Comme si son corps appartenait à quelqu’un d’autre.

— Eh bien ça y est, on y va, dit McVries à côté de lui. Bonne chance, tout le monde.

— Bonne chance à toi, dit Garraty, surpris.

— Je dois être un peu fêlé, grogna McVries.

Il était soudain pâle, en sueur, et sa forme paraissait beaucoup moins impressionnante que tout à l’heure. Il essayait de sourire et n’y arrivait pas. Sur sa joue, la cicatrice faisait un point d’exclamation insolite.

Stebbins se leva et s’installa sans se presser à l’arrière de la file. Olson, Baker, McVries et Garraty étaient au troisième rang. Garraty avait la gorge sèche. Il se demanda s’il devait boire mais y renonça. Jamais il n’avait eu tellement conscience de ses pieds. Il se demanda s’il n’allait pas rester pétrifié et recevoir son ticket sur la ligne de départ. Il se demanda si Stebbins tomberait vite… Stebbins avec son sandwich à la confiture et son pantalon violet. Et si c’était lui-même qui s’écroulait le premier ? Il se demanda ce qu’il ressentirait si…

Il était 8 h 59 à sa montre.

Le commandant avait les yeux baissés sur un chronomètre de poche en inox. Il leva lentement la main et tout resta en suspens. Les cent garçons la regardaient avec attention ; le silence était intense, impressionnant. Il n’y avait plus que le silence.

La montre de Garraty marqua 9 heures mais la main levée ne tomba pas.

Allez ! pensa-t-il. Allez ! Qu’est-ce qu’il attend ?

Il avait envie de hurler.

Puis il se souvint que sa montre avançait d’une minute… il avait oublié de la régler sur celle du commandant. Et la main du commandant retomba.

— Bonne chance à tous !

Sa figure était inexpressive derrière ses lunettes miroirs. Ils se mirent en marche souplement, sans bousculade.

Garraty marchait avec eux. Il ne s’était pas figé, personne n’était resté pétrifié. Ses pieds franchirent la borne, au pas cadencé, entre ceux de McVries à gauche et ceux d’Olson à droite. Tous ces pieds faisaient grand bruit.

Ça y est ! Ça y est ! Ça y est !

Tout à coup, il lui vint une folle envie de s’arrêter.

Rien que pour voir s’ils étaient vraiment sérieux. Il rejeta cette pensée avec indignation mais aussi avec un peu d’angoisse.

Ils quittèrent l’ombre pour le soleil, le chaud soleil de printemps. C’était agréable. Garraty se détendit, mit les mains dans ses poches et marcha du même pas que McVries. Le groupe commença à se déployer, chacun trouvant sa propre allure. Le half-track cliquetait sur le bas-côté en soulevant de la poussière. Les petits radars paraboliques tournaient régulièrement, surveillant la vitesse de chaque marcheur au moyen d’un ordinateur de bord. L’élimination pour lenteur était fixée à exactement 6,5 kilomètres à l’heure.

— Avertissement ! Avertissement 88 !

Garraty sursauta et se retourna. C’était Stebbins le 88. Soudain, il fut certain que Stebbins allait recevoir son ticket, là, encore en vue de la ligne de départ.

— Malin, dit Olson.

— Hein ? fit Garraty qui dut faire un effort pour remuer sa langue.

— Il prend un avertissement alors qu’il est encore frais pour se faire une idée de la limite. Ensuite il peut assez facilement le faire annuler. Il suffit de marcher pendant une heure sans nouvel avertissement pour perdre un des anciens. Tu le sais bien.

— Oui, bien sûr, marmonna Garraty.

C’était dans le règlement. On vous donnait trois avertissements. La quatrième fois qu’on passait au-dessous des 6,5 à l’heure on était… Eh bien, on était éliminé de la Marche. Mais si on avait trois avertissements, il suffisait de marcher trois heures, on se retrouvait comme au départ.

— Alors maintenant dit Olson, il sait. Et à 10 h 02, il sera de nouveau peinard.

Garraty marchait d’un bon pas. Il se sentait très bien. La borne de départ disparut derrière le haut d’une colline et ils descendirent dans une longue vallée boisée de sapins. Çà et là, s’étendaient des champs rectangulaires à la terre récemment retournée.

— Des tomates, à ce qu’il paraît, dit McVries.

— Les meilleures du monde, dit automatiquement Garraty.

— T’es du Maine ? demanda Baker.

— Ouais, du sud de l’État.

Il regarda devant eux. Plusieurs garçons s’étaient détachés du peloton et faisaient au moins du 10 à l’heure. Deux d’entre eux portaient des blousons de cuir identiques, avec une espèce d’aigle sur le dos.

La tentation était forte de forcer l’allure mais Garraty refusa de se presser. « Conservez précieusement votre énergie. » Suggestion 13.

— Est-ce que la route passe près de chez toi ? demanda McVries.

— À une douzaine de kilomètres. Je suppose que ma mère et ma petite amie viendront me voir passer… Si je marche jusque-là, bien sûr, prit-il le soin d’ajouter.

— Merde, y en aura pas vingt-cinq de partis, quand nous arriverons en bas de l’État, dit Olson.

Un silence s’ensuivit. Garraty savait que ce n’était pas vrai et il soupçonna Olson de le savoir aussi.

Deux autres garçons reçurent des avertissements et, en dépit de ce qu’avait dit Olson, le cœur de Garraty lui manqua à chaque fois. Il se retourna sur Stebbins, toujours en queue, qui mangeait un autre sandwich à la confiture. Un troisième dépassait de la poche de son chandail vert. Garraty se demanda si c’était sa mère qui les lui avait faits et cela lui fit penser aux biscuits que la sienne lui avait donnés l’avait forcé à prendre, comme pour conjurer les mauvais esprits.

— Pourquoi est-ce qu’on ne laisse personne assister au départ de la Longue Marche ? demanda-t-il.

— Ça fait perdre leur concentration aux marcheurs, répliqua une voix cassante.

Garraty tourna la tête. C’était un garçon petit, très brun, au regard intense, portant son numéro 5 au col de son blouson. Garraty ne se rappelait pas son nom.

— Leur concentration ?

— Oui, expliqua le garçon en se rapprochant. Le commandant dit que c’est très important de se concentrer dans le calme, au départ d’une Longue Marche. Je suis d’accord. La surexcitation, la foule, la télévision, plus tard. Pour le moment, tout ce qu’il nous faut, c’est faire le point.

Il appuya son pouce d’un air songeur sur le bout de son nez ; il avait là un gros bouton rouge. Il examina Garraty de ses yeux noirs sous ses paupières lourdes et répéta :

— Le point. Se concentrer.

— Moi, je me concentre sur la drague et les filles au pieu, dit Olson.

5 eut l’air indigné.

— Tu dois régler ton allure et te concentrer sur toi-même. Tu dois avoir un plan. Ah, au fait, je suis Gary Barkovitch, de Washington, D.C.

— Moi je suis John Carter, de Barsoom, Mars, répliqua Olson.

Barkovitch retroussa la lèvre d’un air méprisant et se laissa distancer.

— Y a des dingues partout, jugea Olson.

Mais Garraty trouvait que Barkovitch raisonnait assez bien… du moins jusqu’à ce qu’un des soldats crie :

— Avertissement ! Avertissement 5 !

— J’ai un caillou dans ma chaussure ! protesta Barkovitch.

Le soldat ne répondit pas. Il sauta du half-track et se planta sur le bas-côté, en face de Barkovitch. Il avait à la main un chrono en inox comme celui du commandant. Barkovitch s’arrêta tout à fait et ôta sa chaussure. Il en fit tomber un minuscule caillou. La figure sombre, olivâtre, luisante de sueur, il ne fit pas du tout attention quand le soldat cria un deuxième avertissement. Il tira soigneusement sa chaussette.

— Oh ! oh ! fit Olson.

Ils s’étaient tous retournés et marchaient à reculons. Stebbins, toujours en queue passa devant Barkovitch sans le regarder. À présent, Barkovitch était tout seul, un peu à droite de la ligne blanche, et relaçait sa chaussure.

— Troisième avertissement, 5. Avertissement final.

Il y avait quelque chose dans le ventre de Garraty qui lui faisait l’effet d’une boule. Il ne voulait pas regarder mais en même temps il ne pouvait détourner les yeux. Il avait oublié la Suggestion 13 et gaspillait son énergie en marchant à reculons mais il ne pouvait s’en empêcher non plus. Il croyait sentir les secondes de Barkovitch s’égrener et s’épuiser.

— Ah merde, dit Olson. Ça, c’est de la connerie, il va recevoir son ticket.

Mais alors Barkovitch se redressa. Il prit encore le temps de faire tomber la terre des genoux de son pantalon. Puis il se mit à courir, rattrapa le groupe et reprit son allure de marche. Il dépassa Stebbins, qui ne le regarda toujours pas, et rejoignit Olson.

Il riait et ses yeux noirs brillaient.

— Tu vois ? Je viens de me faire passer une épreuve. Ça fait partie de mon plan.

— C’est ce que tu crois, répliqua Olson d’une voix plus aiguë que d’habitude. Tout ce que je vois, c’est que t’as trois avertissements. Pour ta foutue minute et demie, tu vas devoir marcher pendant trois putains d’heures ! Et pourquoi est-ce que t’avais besoin de repos, Ducon ? On vient de partir ! Je te jure !

Barkovitch prit un air outragé. Ses yeux foudroyèrent Olson.

— Nous verrons qui aura son ticket le premier, toi ou moi ! dit-il. C’est tout dans mon plan.

— Ton plan et ce qui sort de mon cul se ressemblent bougrement, rétorqua Olson ; et Baker pouffa.

Avec un reniflement de dégoût, Barkovitch les dépassa. Olson ne put résister au plaisir de décocher la flèche du Parthe :

— Et ne bute pas, crétin ! Ils ne te ramassent pas, ils ne te donnent plus d’avertissement, simplement…

Barkovitch ne se retourna même pas, alors Olson se tut et haussa les épaules.

À 9 h 13 à la montre de Garraty (il avait cette fois pris soin de la retarder d’une minute), la jeep du commandant arriva au sommet de la côte qu’ils descendaient. Elle se gara à leur hauteur sur le bas-côté opposé à celui que suivait le half-track de contrôle. Le commandant porta à ses lèvres un mégaphone à piles.

— J’ai le plaisir de vous annoncer que vous avez couvert les premiers seize cents mètres de votre randonnée, les gars. Je voudrais aussi vous rappeler que la plus longue distance jamais couverte par un contingent de marcheurs au complet est de douze kilomètres quatre cent vingt. J’espère que vous ferez mieux que ça.

La jeep accéléra. Olson parut recevoir cette nouvelle avec une grande surprise et même de la frayeur. Pas même quinze kilomètres, pensait Garraty. C’était beaucoup moins qu’il ne l’avait imaginé. Il s’attendait à ce que personne, pas même Stebbins, n’ait de ticket avant la fin de l’après-midi, au moins. Il pensa à Barkovitch. Il suffirait qu’il passe une fois au-dessous de la vitesse prescrite dans la prochaine heure.

— Ray ?

Art Baker s’approchait. Il avait ôté son blouson et le portait sur le bras.

— Tu avais une raison particulière de faire la Longue Marche ? demanda-t-il.

Garraty décrocha son bidon et but rapidement une gorgée. L’eau était fraîche. Elle laissa des perles d’humidité sur sa lèvre supérieure et il les essuya du bout de la langue. C’était bon. Bon de sentir des choses comme ça.

— Dans le fond, je n’en sais rien, répondit-il sincèrement.

— Moi non plus. (Baker réfléchit un moment.) Est-ce que tu faisais de l’athlétisme ou autre chose au lycée ?

— Non.

— Moi non plus. Mais ça ne doit pas avoir d’importance, hein ? Plus maintenant.

— Non, plus maintenant.

La conversation s’arrêta là. Ils traversaient un petit village avec un magasin général et une pompe à essence. Deux vieux assis sur des chaises de jardin, devant la station-service, les regardèrent passer avec des yeux de reptiles sous leurs lourdes paupières de vieillards. Sur le seuil du magasin, une jeune femme soulevait son petit garçon dans les bras pour qu’il les voie. Et deux enfants plus grands, douze ans, pensa Garraty, les suivirent des yeux avec nostalgie.

Quelques garçons commencèrent à s’interroger sur la distance parcourue. La consigne passa qu’un second half-track de contrôle avait été envoyé pour surveiller la demi-douzaine de concurrents de l’avant-garde… qui étaient maintenant tout à fait hors de vue. Quelqu’un dit qu’ils marchaient à onze kilomètres à l’heure. Un autre dit seize. Un autre encore leur déclara avec autorité qu’un des types en avant était à la traîne et avait reçu deux avertissements. Garraty se demanda pourquoi ils ne le rattrapaient pas, si c’était vrai.

Olson termina la bouchée de chocolat Waida qu’il avait entamée au départ et but un peu d’eau. D’autres mangeaient mais Garraty préférait attendre d’avoir vraiment faim. Il avait entendu dire que les concentrés étaient très bons. Les astronautes en emportaient quand ils partaient dans l’espace.

Un peu après dix heures, ils passèrent devant un panneau indiquant LIMESTONE 16 KM. Garraty songea à la seule Longue Marche à laquelle son père lui eût permis d’assister. Ils étaient allés à Freeport, pour la voir passer. Sa mère était avec eux. Les marcheurs étaient fatigués, ils avaient les yeux creux et ils entendaient à peine les acclamations, les hourras de la population qui encourageait ses favoris, ceux sur lesquels elle avait parié. Son père lui avait dit plus tard qu’il y avait du monde au bord de la route jusqu’à Bangor et plus loin. Le haut pays n’était pas si intéressant et la route était strictement interdite, peut-être pour qu’ils puissent se concentrer, comme disait Barkovitch. Mais à mesure que le temps passait, la foule grossissait, naturellement.

Quand les marcheurs étaient passés par Freeport, cette année-là, ils étaient sur la route depuis plus de soixante-douze heures. Garraty avait alors dix ans et tout l’impressionnait. Le commandant avait fait un discours alors que les garçons étaient encore à huit kilomètres de la ville. Il avait commencé par la Compétition, il était passé au Patriotisme et il avait conclu par ce qu’il appelait le Produit National Brut, ce qui avait fait rire Garraty parce qu’il croyait que brut voulait dire mauvais. Il avait mangé six hot-dogs et quand finalement il avait aperçu les marcheurs, il avait mouillé son pantalon.

Un garçon hurlait. C’était son souvenir le plus précis. Chaque fois qu’il posait un pied, il hurlait : Je ne peux pas. JE NE PEUX PAS. Je ne peux pas. JE NE PEUX PAS. Mais il continuait à marcher. Ils continuaient tous et bientôt le dernier était passé. Garraty était un peu déçu de n’avoir vu personne recevoir son ticket. Ils n’étaient plus jamais allés voir une Longue Marche. Cette nuit-là, Garraty avait entendu son père crier à quelqu’un au téléphone, d’une voix pâteuse, comme lorsqu’il était ivre ou parlait politique, et sa mère à l’arrière-plan qui chuchotait de sa voix de conspirateur, en le suppliant de se taire, s’il te plaît, arrête, avant que quelqu’un décroche sur la ligne commune.

Garraty but encore un peu d’eau et se demanda comment allait Barkovitch.

Les maisons se resserraient, à présent. Des familles, installées sur leur pelouse, leur souriaient, agitaient la main, en buvant du Coca-Cola.

— Garraty, dit McVries. Dis donc, dis donc, regarde ce que t’as !

Une jolie fille de seize ans environ, en chemisier blanc et corsaire à carreaux rouges, brandissait une grande pancarte : GO-GO-GARRATY NUMÉRO 47 NOUS T’AIMONS RAY Champion du Maine.

Garraty sentit son cœur se gonfler. Il comprit soudain qu’il allait gagner. La jeune inconnue le prouvait.

Olson émit un sifflement mouillé et fit rapidement glisser plusieurs fois son index rigide dans son autre poing fermé. Garraty trouva cela assez osé.

Au diable la Suggestion 13 ! Garraty courut sur le bas-côté. La fille vit son numéro et poussa un cri aigu. Elle se jeta à son cou et l’embrassa passionnément. Garraty fut subitement excité en sueur. Il rendit vigoureusement le baiser. La fille lui enfonça deux fois sa langue dans la bouche, délicatement. À peine conscient de ce qu’il faisait, il lui pinça une fesse.

— Avertissement ! Avertissement 47 !

Garraty recula en riant.

— Merci.

— Ah… ah… ah… de rien !

Elle avait les yeux rêveurs.

Il chercha quelque chose à dire mais vit le soldat qui ouvrait la bouche pour le deuxième avertissement. Il courut reprendre sa place, un peu haletant, mais souriant. Il se sentait un peu coupable vis-à-vis de la Suggestion 13. Olson riait aussi.

— Pour ça, j’aurais pris trois avertissements.

Garraty ne répondit pas, mais il fit demi-tour et marcha à reculons, en agitant le bras à l’intention de la fille. Quand elle fut hors de vue, il se retourna et se mit à marcher résolument. Dans une heure son avertissement serait annulé. Il devait faire attention de ne pas s’en attirer un autre. Mais il se sentait bien. En pleine forme. Capable de marcher comme ça jusqu’en Floride. Il pressa le pas.

— Ray, dit McVries, toujours souriant, t’es pressé ?

Il avait raison. Suggestion 6 : « Lentement et calmement. »

— Merci.

— Ne me remercie pas trop. Je suis là pour gagner, moi aussi.

Garraty, déconcerté, le regarda.

— Ne mettons pas ça sur un plan Trois Mousquetaires, quoi. Je t’aime bien et il est évident que tu plais aux jolies filles. Mais si tu tombes, je ne te ramasserai pas.

— Ouais.

Garraty lui rendit son sourire mais le sien était plus hésitant.

— D’un autre côté, intervint Baker de sa voix traînante, nous sommes tous dans le même bain et nous pourrions aussi bien nous amuser, nous distraire mutuellement.

McVries sourit.

— Pourquoi pas ?

Ils arrivèrent au bas d’une côte et réservèrent leur souffle pour la montée. À mi-hauteur, Garraty ôta son blouson et le jeta sur son épaule. Quelques instants plus tard, ils passèrent devant un chandail que quelqu’un avait jeté sur la route. Y en a un, pensa Garraty, qui va regretter d’avoir fait ça, ce soir. Au loin devant eux, deux des marcheurs de tête perdaient du terrain.

Garraty se concentra pour s’appliquer à les rattraper et à les doubler. Il se sentait encore très bien. Il se sentait fort.